SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

A l’approche du 14 juillet, petit rappel de l’histoire.  L’anarchiste russe P Kropotkine à travers son livre “la Grande Révolution”  analyse et critique la Révolution française; ses révoltes populaires mais aussi ses échecs notamment les manigances et la main basse de la bourgeoisie sur le peuple insurgé.

voici les textes de Kropotkine:

LA GRANDE RÉVOLUTION
LES DEUX GRANDS COURANTS DE LA RÉVOLUTION

Deux grands courants préparèrent et firent la Révolution. L’un, le courant d’idées, — le flot d’idées nouvelles sur la réorganisation politique des États, — venait de la bourgeoisie. L’autre, celui de l’action, venait des masses populaires — des paysans et des prolétaires dans les villes, qui voulaient obtenir des améliorations immédiates et tangibles à leurs conditions économiques. Et lorsque ces deux courants se rencontrèrent, dans un but d’abord commun, lorsqu’ils se prêtèrent pendant quelque temps un appui mutuel, alors ce fut la Révolution.

Cependant l’histoire de ce double mouvement reste encore à faire. L’histoire de la Grande Révolution Française a été faite et refaite bien des fois, au point de vue de tant de partis différents ; mais jusqu’à présent les historiens se sont appliqués surtout à raconter l’histoire politique, l’histoire des conquêtes de la bourgeoisie sur le parti de la Cour et sur les défenseurs des institutions de la vieille monarchie. Ainsi nous connaissons très bien le réveil de la pensée qui précéda la Révolution. Nous connaissons les principes qui dominèrent la Révolution, et qui se traduisirent dans son œuvre législative ; nous nous extasions aux grandes idées qu’elle lança dans le monde et que le dix-neuvième siècle chercha plus tard à réaliser.

Bref, l’histoire parlementaire de la Révolution, ses guerres, sa politique et sa diplomatie ont été étudiées et racontées dans tous les détails. Mais l’histoire populaire de la Révolution reste encore à faire. Le rôle du peuple des campagnes et des villes dans ce mouvement n’a jamais été raconté ni étudié dans son entier. Des deux courants qui firent la Révolution, celui de la pensée est connu, mais l’autre courant, l’action populaire, n’a même pas été ébauché.

À nous, descendants de ceux qui furent appelés  les « anarchistes », d’étudier ce courant populaire, d’en relever, au moins, les traits essentiels.

 

ET LE PEUPLE? QUELLE ÉTAIT SON IDÉE ?

Le peuple, lui aussi, avait subi dans une certaine mesure l’influence de la philosophie du siècle. Par mille canaux indirects, les grands principes de liberté et d’affranchissements s’étaient infiltrées jusque dans les villages et les faubourgs des grandes villes. Le respect de la royauté et de l’aristocratie disparaissait. Des idées égalitaires pénétraient dans les milieux les plus obscurs. Des lueurs de révolte traversaient les esprits. L’espoir d’un changement prochain faisait battre parfois les cœurs des plus humbles. — « Je ne sais pas ce qui va arriver, mais quelque chose doit arriver — et bientôt », disait en 1787 une vieille femme à Arthur Young qui parcourait la France à la veille de la Révolution. Ce « quelque chose » devait apporter un soulagement aux misères du peuple.

On a discuté dernièrement la question de savoir si le mouvement qui précéda la Révolution et la Révolution elle-même, contenaient un élément de socialisme. Le mot « socialisme » n’y était certainement pas, puisqu’il ne date que du milieu du dix-neuvième siècle. La conception de l’État capitaliste, à laquelle la fraction social-démocrate du grand parti socialiste cherche à réduire aujourd’hui le socialisme, ne dominait certainement pas au point où il domine aujourd’hui, puisque les fondateurs du « collectivisme » social-démocratique, Vidal et Pecqueur, n’écrivirent qu’entre 1840 et 1849. Mais on ne peut relire aujourd’hui les ouvrages des écrivains précurseurs de la Révolution, sans être frappé de la façon dont ces écrits étaient imbus des idées qui font l’essence même du socialisme moderne.

Deux idées fondamentales — celle de l’égalité de tous les citoyens dans leurs droits à la terre, et celle que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de communisme, trouvaient des partisans dévoués parmi les encyclopédistes, ainsi que parmi les écrivains les plus populaires de l’époque, tels que Mably, d’Argenson et tant d’autres de moindre importance. Il est tout naturel que, la grande industrie étant alors dans les langes, et le capital par excellence, l’instrument principal d’exploitation du travail humain, étant alors la terre, et non pas l’usine qui se constituait à peine, — c’est vers la possession en commun du sol que se portait surtout la pensée des philosophes et, plus tard, la pensée des révolutionnaires du dix-huitième siècle. Mably, qui, bien plus que Rousseau, inspira les hommes de la Révolution, ne demandait-il pas, en effet, dès 1768 (Doutes sur l’ordre naturel et essentiel des sociétés) l’égalité pour tous dans le droit au sol et la possession communiste du sol ? Et le droit à la nation à toutes les propriétés foncières, ainsi qu’à toutes les richesses naturelles — forêts, rivières, chutes d’eau, etc. — n’était-il pas l’idée dominante des écrivains précurseurs de la Révolution, ainsi que de l’aile gauche des révolutionnaires populaires pendant la tourmente elle-même ?

Malheureusement, ces aspirations communistes ne prenaient pas une forme nette, concrète, chez les penseurs qui voulaient le bonheur du peuple. Tandis que chez la bourgeoisie instruite, les idées d’affranchissement se traduisaient par tout un programme d’organisation politique et économique, on ne présentait au peuple que sous la forme de vagues aspirations les idées d’affranchissement et de réorganisation économiques. Souvent ce n’étaient que de simples négations. Ceux qui parlaient au peuple ne cherchaient pas à définir la forme concrète sous laquelle ces desiderata ou ces négations pourraient se manifester. On croirait même qu’ils évitaient de préciser. Sciemment ou non, ils semblaient se dire : « À quoi bon parler au peuple de la manière dont il s’organisera plus tard ! Cela refroidirait son énergie révolutionnaire. Qu’il ait seulement la force de l’attaque, pour marcher à l’assaut des vieilles institutions. — Plus tard, on verra comment s’arranger. »

Combien de socialistes et d’anarchistes procèdent encore de la même façon ! Impatients d’accélérer le jour de la révolte, ils traitent de théories endormantes toute tentative de jeter quelque jour sur ce que la Révolution devra chercher à introduire.

Il faut dire que l’ignorance des écrivains — citadins et hommes d’étude pour la plupart, — y était pour beaucoup. Ainsi, dans toute cette assemblée d’hommes instruits et rompus aux « affaires » que fut l’Assemblée nationale – hommes de loi, journalistes, commerçants, etc., — il n’y avait que deux ou trois membres légistes qui connussent les droits féodaux, et l’on sait qu’il n’y avait à l’Assemblée que fort peu de représentants des paysans, familiers avec les besoins du village par leur expérience personnelle.

Pour ces diverses raisons, l’idée populaire s’exprimait surtout par de simples négations. — « Brûlons les terriers, où sont consignées les redevances féodales ! À bas les dîmes ! À bas madame Veto ! À la lanterne les aristocrates ! » Mais à qui la terre libre ? À qui l’héritage des aristocrates guillotinés ? À qui la force de l’État qui tombait des mains de M. Veto, mais devenait entre celles de la bourgeoisie une puissance autrement formidable que sous l’ancien régime ?

Ce manque de netteté dans les conceptions du peuple sur ce qu’il pouvait espérer de la Révolution laissa son empreinte sur tout le mouvement. Tandis que la bourgeoisie marchait d’un pied ferme et décidé à la constitution de son pouvoir politique dans un État qu’elle cherchait à modeler à ses intentions, le peuple hésitait. Dans les villes, surtout, il semblait même ne pas trop savoir au début ce qu’il pourrait faire du pouvoir conquis, afin d’en profiter à son avantage. Et lorsque plus tard, les projets de loi agraire et d’égalisation des fortunes commencèrent à se préciser, ils vinrent se heurter contre tous les préjugés sur la propriété, dont ceux-là même étaient imbus, qui avaient épousé sincèrement la cause du peuple.

Le même conflit se produisait dans les conceptions sur l’organisation politique de l’État. On le voit surtout dans la lutte qui s’engage entre les préjugés gouvernementaux des démocrates de l’époque et les idées qui se faisaient jour au sein des masses, sur la décentralisation politique et sur le rôle prépondérant que le peuple voulait donner à ses municipalités, à ses sections dans les grandes villes, et aux assemblées de village. De là toute cette série de conflits sanglants qui éclatèrent dans la Convention. Et de là aussi l’incertitude des résultats de la Révolution pour la grande masse du peuple, sauf en ce qui concerne les terres reprises aux seigneurs laïques et religieux et affranchies des droits féodaux.

Mais si les idées du peuple étaient confuses au point de vue positif, elles étaient au contraire très nettes sous certains rapports, dans leurs négations.

D’abord, la haine du pauvre contre toute cette aristocratie oisive, fainéante, perverse qui le dominait, alors que la noire misère régnait dans les villages et les sombres ruelles des grandes villes. Ensuite la haine du clergé, qui appartenait, par ses sympathies, plutôt à l’aristocratie qu’au peuple qui le nourrissait. La haine de toutes les institutions de l’ancien régime qui rendaient la pauvreté encore plus lourde, puisqu’elles refusaient de reconnaître au pauvre les droits humains. La haine du régime féodal et de ses redevances qui tenait le cultivateur dans un état de servitude envers le propriétaire foncier, alors que la servitude personnelle avait cessé d’exister. Et enfin, le désespoir du paysan lorsque, dans ces années de disette, il voyait la terre rester inculte entre les mains du seigneur, ou servant de lieu d’amusement pour les nobles, alors que la famine régnait dans les villages.

Cette haine, qui mûrissait depuis longtemps, à mesure que l’égoïsme des riches s’affirmait de plus en plus dans le courant du dix-huitième siècle, et ce besoin de la terre, ce cri du paysan affamé et révolté contre le seigneur qui lui en empêchait l’accès, réveillèrent l’esprit de révolte dès 1788. Et c’est cette même haine et ce même besoin, — avec l’espoir de réussir, — qui soutinrent pendant les années 1789-1793 les révoltes incessantes des paysans, — révoltes qui permirent à la bourgeoisie de renverser l’ancien régime et d’organiser son pouvoir sous un nouveau régime, celui du gouvernement représentatif.

Sans ces soulèvements, sans cette désorganisation complète des pouvoirs en province, qui se produisit à la suite des émeutes sans cesse renouvelées ; sans cette promptitude du peuple de Paris et d’autres villes à s’armer et à marcher contre les forteresses de la royauté, chaque fois que l’appel au peuple fut fait par les révolutionnaires, l’effort de la bourgeoisie n’eût certainement pas abouti. Mais c’est aussi à cette source toujours vivante de la Révolution — au peuple, prêt à saisir les armes — que les historiens de la Révolution n’ont pas encore rendu la justice que l’histoire de la civilisation lui doit.

 

LES ANARCHISTES

Mais qui sont enfin ces anarchistes dont Brissot parle tant et dont il demande avec tant d’acharnement l’extermination ?

D’abord les anarchistes ne sont pas un parti. À la Convention il y a la Montagne, les Girondins, la Plaine, ou plutôt le Marais, le Ventre, comme on disait alors ; mais il n’y a pas « les Anarchistes ». Danton, Marat et même Robespierre, ou tel autre des Jacobins, peuvent bien quelquefois marcher avec les anarchistes ; mais ceux-ci sont en dehors de la Convention. Ils sont — faut-il le dire — au-dessus d’elle : ils la dominent.

Ce sont des révolutionnaires disséminés dans toute la France. Ils se sont donnés à la Révolution corps et âme ; ils en comprennent la nécessité ; ils l’aiment et ils travaillent pour elle.

Nombre d’entre eux se groupent autour de la Commune de Paris, parce qu’elle est encore révolutionnaire ; un certain nombre appartient au Club des Cordeliers ; quelques-uns vont au Club des Jacobins. Mais leur vrai terrain, c’est la section, et surtout la rue. À la Convention, on les voit dans les tribunes, d’où ils dirigent les débats. Leur moyen d’action, c’est l’opinion du peuple, — non pas « l’opinion publique » de la bourgeoisie. Leur vraie arme, c’est l’insurrection. Par cette arme ils exercent une influence sur les députés et le pouvoir exécutif.

Et quand il faut donner un coup de collier, enflammer le peuple et marcher avec lui contre les Tuileries, — c’est eux qui préparent l’attaque et combattent dans les rangs.

Le jour où l’élan révolutionnaire du peuple se sera épuisé, — ils rentreront dans l’obscurité. Et il n’y aura que les pamphlets, remplis de fiel, de leurs adversaires pour nous permettre de reconnaître l’immense œuvre révolutionnaire qu’ils ont accomplie.

Quant à leurs idées, elles sont nettes, tranchées.

La République ? — Certainement ! — L’égalité devant la loi ? — D’accord ! Mais ce n’est pas tout. Loin de là.

Se servir de la liberté politique pour obtenir la liberté économique, ainsi que le recommandent les bourgeois ? — Ils savent que ça ne se peut pas.

Aussi veulent-ils la chose elle-même. La terre pour tous, — c’est ce qu’on appelait alors « la loi agraire ». L’égalité économique, ou, pour parler le langage du temps, — « le nivellement des fortunes ».

Mais écoutons Brissot.

« Ce sont eux », dit-il, « qui… ont divisé la société en deux classes, celle qui a, et celle qui n’a pas — celle des sans-culottes et celle des propriétaires, qui ont excité l’une contre l’autre ».

« Ce sont eux », continue Brissot, « qui, sous le nom de sections, n’ont cessé de fatiguer la Convention de pétitions pour fixer le maximum des grains ».

Ce sont eux qui envoient « les émissaires qui vont partout prêcher la guerre des sans-culottes contre les propriétaires » ; ce sont eux qui prêchent « la nécessité de niveler les fortunes ».

Ce sont eux qui ont provoqué « la pétition de ces dix mille hommes qui se déclaraient en état d’insurrection, si l’on ne taxait pas le blé » et qui partout en France provoquaient les insurrections.

Ainsi voilà leurs crimes. Diviser la nation en deux classes — celle qui a, et celle qui n’a rien. Exciter l’une contre l’autre. Réclamer du pain — du pain avant tout pour ceux qui travaillent.

C’étaient, à coup sûr, de grands criminels. Seulement, qui donc des savants socialistes du dix-neuvième siècle, a su inventer quelque chose de mieux que cette demande de nos ancêtres de 1793 : « Du pain pour tous ? » Bien plus de mots aujourd’hui ; moins d’action !

Quant à leurs procédés pour mettre à exécution leurs idées, les voici :

« La multiplicité des crimes », nous dit Brissot, « elle est produite par l’impunité ; l’impunité, par la paralysie des tribunaux ; et les anarchistes protègent cette impunité, frappent tous les tribunaux de paralysie, soit par la terreur, soit par des dénonciations et des accusations d’aristocratie. »

« Les atteintes répétées partout contre les propriétés et la sûreté individuelle, — les anarchistes de Paris en donnent chaque jour l’exemple ; et leurs émissaires particuliers et leurs émissaires décorés du titre de commissaires de la Convention, prêchent partout cette violation des droits de l’homme. »

Puis Brissot mentionne « les éternelles déclamations des anarchistes contre les propriétaires ou marchands, qu’ils désignent sous le nom d’accapareurs ; » il parle de « propriétaires qui sont sans cesse désignés au fer des brigands », de la haine que les anarchistes ont pour chaque fonctionnaire de l’État : « Du moment, dit-il, où un homme est en place, il devient odieux à l’anarchiste, il paraît coupable. » Et pour cause, dirons-nous.

Mais ce qui est superbe, c’est de voir Brissot énumérant les bienfaits de « l’ordre ». Il faut lire ce passage pour comprendre ce que la bourgeoisie girondine aurait donné au peuple français, si les « anarchistes » n’avaient pas poussé la Révolution plus loin.

« Considérez, dit Brissot, les départements qui ont su enchaîner la fureur de ces hommes ; considérez, par exemple, le département de la Gironde. L’ordre y a constamment régné ; le peuple s’y est soumis à la loi, quoiqu’il payât le pain jusqu’à dix sols la livre… C’est que dans ce département on a banni les prédicateurs de la loi agraire ; c’est que les citoyens ont muré ce club où l’on enseigne… etc. » (le club des Jacobins).

Et ceci s’écrivait deux mois après le 10 août, alors que le plus aveugle ne pouvait manquer de comprendre que si dans toute la France le peuple se fût « soumis à la loi, quoiqu’il payât le pain jusqu’à 10 sols la livre », il n’y aurait pas eu du tout de Révolution, et la royauté, que Brissot se donne l’air de combattre, ainsi que la féodalité, eussent régné, peut-être, encore un siècle, — comme en Russie[1].

Il faut lire Brissot pour comprendre tout ce que préparaient les bourgeois d’alors pour la France, et ce que les Brissotins du vingtième siècle préparent encore, partout où une révolution va éclater.

« Les troubles de l’Eure, de l’Orne, etc. », dit Brissot, « ont été causés par les prédicateurs contre les riches, contre les accapareurs, par les sermons séditieux, sur la nécessité de taxer à main armée les grains et toutes les denrées. »

Et à propos d’Orléans : « Cette ville, raconte Brissot, jouissait, depuis le commencement de la Révolution, d’une tranquillité que n’avaient pas même altérée les troubles excités ailleurs par la disette des grains, quoiqu’elle en fût l’entrepôt… Cette harmonie entre les pauvres et les riches n’était pas dans les principes de l’anarchie ; et un de ces hommes, dont l’ordre est le désespoir, dont le trouble est l’unique but, s’empresse de rompre cette heureuse concorde, en excitant les sans-culottes contre les propriétaires. »

« C’est encore elle, l’anarchie », — s’écrie Brissot, « qui a créé le pouvoir révolutionnaire dans l’armée » : « Qui peut maintenant douter, — dit-il — du mal affreux qu’a causé dans nos armées cette doctrine anarchiste, qui, à l’ombre de l’égalité des droits, veut établir une égalité universelle et de fait ; fléau de la société, comme l’autre en est le soutien ? Doctrine anarchiste qui veut niveler talents et ignorance, vertus et vices, places, traitements, services.»

Oh ! cela, par exemple, les Brissotins ne le pardonneront jamais aux anarchistes : l’égalité de droit — passe encore, pourvu que jamais elle ne soit de fait. Aussi Brissot n’a-t-il pas assez de colères contre ces terrassiers du camp de Paris qui demandèrent un jour que le salaire des députés et le leur fussent égalisés ! ! Pensez seulement ! Brissot et le terrassier mis sur un même pied ! non pas en droit, mais de fait ! Oh, les misérables !

Comment les anarchistes étaient-ils parvenus, cependant, à exercer un pouvoir aussi grand, de façon à dominer même la terrible Convention, à lui dicter ses décisions ?

Brissot nous le raconte dans ses pamphlets. Ce sont les tribunes, dit-il, le peuple de Paris et la Commune de Paris, qui dominent la situation et qui forcent la main à la Convention, chaque fois qu’on lui fait prendre quelque mesure révolutionnaire.

À ses débuts — nous dit Brissot — la Convention était très sage. « Vous verrez, dit-il, la majorité de la Convention, pure, saine, amie des principes, tourner sans cesse ses regards vers la loi. » On accueillait « presque unanimement » toutes les propositions qui tendaient à humilier, à écraser « les fauteurs de désordre ».

On voit d’ici les résultats révolutionnaires qu’il fallait attendre de ces représentants, qui tournaient sans cesse leurs regards vers la loi — royale et féodale ; heureusement les anarchistes s’en mêlèrent. Seulement ils comprirent que leur place n’était pas à la Convention, au milieu des représentants, — mais dans la rue ; que s’ils mettaient jamais le pied dans la Convention, ce ne serait pas pour parlementer avec les Droites et « les crapauds du Marais » : ce serait pour exiger quelque chose, soit du haut des tribunes, soit en venant envahir la Convention avec le peuple.

De cette façon, peu à peu « les brigands (Brissot parle des « anarchistes ») ont audacieusement levé la tête. D’accusés, ils se sont transformés en accusateurs ; de spectateurs silencieux de nos débats, ils en sont devenus les arbitres ». « Nous sommes en révolution », — telle était leur réponse.

Eh bien, ceux que Brissot appelait les « anarchistes » voyaient plus loin et faisaient preuve d’une sagesse politique plus grande que ceux qui prétendaient gouverner la France. Si la Révolution s’était terminée par le triomphe des Brissotins, sans avoir aboli le régime féodal, ni rendu la terre aux communes, — où en serions-nous aujourd’hui ?

Mais peut-être Brissot formule-t-il quelque part un programme et expose-t-il ce que les Girondins proposent pour mettre fin au régime féodal et aux luttes qu’il provoque ? À ce moment suprême, lorsque le peuple de Paris demande que l’on chasse les Girondins de la Convention, il dira peut-être ce que les Girondins proposent, pour satisfaire, ne fût-ce qu’une partie des besoins populaires les plus pressants ?

Il n’en est rien, absolument rien !

Le parti girondin tranche toute la question par ces mots : Toucher aux propriétés, qu’elles soient féodales ou bourgeoises, c’est faire œuvre de « niveleur », de « fauteur de désordre », d’« anarchiste ». Les gens de cette sorte doivent être tout bonnement exterminés.

« Les désorganisateurs, avant le 10 août, étaient de vrais révolutionnaires », écrit Brissot, « car il fallait désorganiser pour être républicain. Les désorganisateurs aujourd’hui sont de vrais contre-révolutionnaires, des ennemis du peuple ; car le peuple est maître maintenant… Que lui reste-t-il à désirer ? La tranquillité intérieure, puisque cette tranquillité seule assure au propriétaire sa propriété, à l’ouvrier son travail, au pauvre son pain de tous les jours, et à tous la jouissance de la liberté. » (Pamphlet du 24 octobre 1792.)

Brissot ne comprend même pas qu’à cette époque de disette, où le prix du pain montait jusqu’à six et sept sous la livre, le peuple pût demander une taxe pour fixer le prix du pain. Il n’y a que les anarchistes qui puissent le faire (p. 19).

Pour lui et pour toute la Gironde, la Révolution est terminée, après que le Dix-Août a porté leur parti au gouvernement. Il ne reste plus qu’à accepter la situation, à obéir aux lois politiques que va faire la Convention. Il ne comprend même pas l’homme du peuple qui dit que puisque les droits féodaux restent, puisque les terres n’ont pas été rendues aux communes, puisque dans toutes les questions foncières c’est le provisoire qui règne, puisque le pauvre supporte tout le fardeau de la guerre, — la Révolution n’est pas terminée, et que l’action révolutionnaire seule peut l’achever, vu l’immense résistance opposée par l’ancien régime, en toute chose, aux mesures décisives.

Le Girondin ne le comprend même pas. Il n’admet qu’une catégorie de mécontents : les citoyens qui craignent « ou pour leur fortune, ou pour leurs jouissances, ou pour leur vie » (p. 127). Toutes les autres catégories de mécontents n’ont pas de raison d’être. Et quand on sait dans quelle incertitude la Législative avait laissé toutes les questions du sol, — on se demande comment une pareille attitude d’esprit pouvait être possible ? Dans quel monde fictif d’intrigues politiques vivaient ces gens-là ? On ne les comprendrait même pas, si on ne les connaissait que trop bien parmi nos contemporains.

La conclusion de Brissot, d’accord avec tous les Girondins, la voici :

Il faut un coup d’État, une troisième révolution, qui « doit abattre l’anarchie ». Dissoudre la Commune de Paris et ses sections, les anéantir ! Dissoudre le club des Jacobins, mettre les scellés sur ses papiers.

La « roche Tarpeïenne », c’est-à-dire la guillotine, pour le « triumvirat » (Robespierre, Danton et Marat) et pour tous les niveleurs, tous les anarchistes.

Élire une nouvelle Convention, dans laquelle aucun des membres actuels ne siégerait plus, — c’est-à-dire le triomphe de la contre-révolution.

Un gouvernement fort, — l’ordre rétabli !

Tel est le programme des Girondins, depuis que la chute du roi les a porté au pouvoir et a rendu « les désorganisateurs inutiles ».

Que restait-il donc aux révolutionnaires, si ce n’était d’accepter la lutte à outrance ?

Ou bien la Révolution devait s’arrêter net, telle quelle, inachevée, — et la contre-révolution thermidorienne commençait quinze mois plus tôt, dès le printemps de 1793, avant l’abolition des droits féodaux

Ou bien il fallait bannir les Girondins de la Convention, malgré les services qu’ils avaient rendus à la Révolution, tant qu’il fallait combattre la royauté. Ces services, il était impossible de les méconnaître. — « Ah ! sans doute », s’écriait Robespierre dans la fameuse séance du 10 avril, « ils avaient frappé sur la Cour, sur les émigrés, sur les prêtres, et cela d’une main violente ; mais à quelle époque ? — Quand ils avaient le pouvoir à conquérir… Le pouvoir une fois conquis, leur ferveur s’était vite ralentie. Comme ils s’étaient hâtés de changer de haines ! »

La Révolution ne pouvait s’arrêter inachevée. Elle dut passer outre, sur leurs corps.

Aussi, depuis février 1793, Paris et les départements révolutionnaires sont en proie à une agitation qui aboutira au 31 mai.

 


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